Portrait de Maurice Agulhon

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Le vendredi 11 décembre 2015 à 12h30, la Bibliothèque Centrale deviendra Bibliothèque Maurice Agulhon, en hommage à cet historien attaché aux origines de la tradition républicaine dans la France rurale.

En 2010, il avait fait don de l’essentiel de ses livres de travail, à la Bibliothèque Universitaire d’Avignon, qui avait ainsi accueilli dans ses collections un fonds considérable, très spécialisé, riche de documents rares et précieux.
Une exposition de cette bibliothèque de travail avait d’ailleurs eu lieu du 1er au 30 septembre 2010.

 » L’oeuvre de Maurice Agulhon, bien que mal connue du grand public, a eu, pour les contemporanéistes, un retentissement comparable à ce que Marc Bloch puis Georges Duby ont apporté aux médiévistes. Il a contribué à renouveler tout à la fois l’histoire politique, l’histoire sociale et l’histoire culturelle des XIXe et XXe siècles, en posant des questions d’une grande nouveauté, puisées pour certaines dans l’ethnologie.

    Maurice Agulhon, né à Uzès en 1926, a grandi dans une famille d’instituteurs, « solidement “laïques” » et votant à gauche1. Il est élevé, pour reprendre ses mots, « dans une cellule pédagogique au milieu du village »2, cellule au sein de laquelle les adultes sont plus politisés que la moyenne des Français d’alors. Il se dit lui-même « enfant de la République », instruit dans le culte de la méritocratie et du progrès. Il entre en 6e au lycée Frédéric Mistral d’Avignon en 1936, et l’on parle alors beaucoup, chez lui, du Front populaire et de la guerre d’Espagne. Lycéen à Avignon jusqu’en 1943, il intègre à l’issue de sa terminale l’hypokhâgne du lycée du Parc, à Lyon, où il apprécie tout particulièrement l’enseignement de Joseph Hours, qui a côtoyé Marc Bloch dans la Résistance. Il y bénéficie également des cours de Jean Lacroix, et des conférences de Henri-Irénée Marrou – alors professeur à l’Université de Lyon – tous deux catholiques progressistes. C’est ainsi qu’il se passionne pour l’histoire. Et c’est aussi en appréciant le rôle des communistes dans la Résistance qu’il rejoint le Parti communiste en 1946. Il réussit, en 1946 également, le concours d’entrée à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, d’où il sort cacique de l’agrégation d’histoire en 1950. Il enseigne alors quelques temps dans des établissements du secondaire, à Toulon, en 1950-1951, puis au prestigieux lycée Thiers de Marseille, de 1951 à 1954, date à laquelle il entre au CNRS comme attaché de recherche auprès d’Ernest Labrousse. Après trois ans au CNRS, il est recruté par Pierre Guiral comme assistant à la Faculté des Lettres d’Aix-en-Provence, en 1957.

    Car dès 1948, il s’est engagé dans la recherche en faisant un Diplôme d’Etudes Supérieures (ancêtre de l’actuel MASTER) sous la direction d’Ernest Labrousse, qui règne alors sur le renouvellement des recherches en histoire du XVIIIe et du XIXe siècle, en proposant une lecture des mouvements sociaux et politiques inspirée par le marxisme. Quelques années après l’agrégation, c’est donc vers Ernest Labrousse que se tourne Maurice Agulhon pour le choix d’un sujet de thèse. Il s’engage dans un travail portant sur les origines de la tradition républicaine dans la France rurale, en explorant, comme la plupart des jeunes thésards d’alors, un terrain à proximité duquel il se trouve par ses fonctions d’enseignant : le Var. Mais alors qu’il aurait souhaité travailler sur la Troisième République, car l’histoire la plus proche attirait davantage le jeune historien fort politisé qu’il était, il doit accepter de se consacrer au premier XIXe siècle, le Var sous la Troisième République faisant alors l’objet d’une autre thèse.

    Le Var constitue en réalité un terrain de choix, car il s’agit de l’une des régions de France où les paysans avaient un comportement politique spécifique : durant presque tout le XIXe siècle, le progrès politique et la République s’appuyaient sur les villes, tandis qu’un vote conservateur caractérisait généralement les campagnes. Or, quelques départements faisaient exception, notamment ceux du Midi. L’étude de l’enracinement de l’idée républicaine dans le Var était donc susceptible d’apporter des faits nouveaux. Maurice Agulhon aborde son travail de doctorat dans le contexte d’une histoire sérielle et quantitative, où les structures économiques déterminent le politique. Bref, il entre dans la carrière quand les préceptes de la deuxième génération de « l’école des Annales » sont incontestés et s’imposent à tout jeune chercheur. Pourtant, le cas varois invite à remettre en question le schéma du déterminisme économique absolu : si les paysans varois deviennent républicains quand leurs homologues d’autres régions s’affirment conservateurs, ils connaissent pourtant des problèmes économiques semblables. Alors pourquoi sont-ils plus précocement qu’ailleurs conquis par les idées de la démocratie ? Maurice Agulhon se tourne alors vers l’observation du fonctionnement de la circulation des opinions : qu’est-ce qui fait que tel choix politique est opéré dans tel espace, dans telle communauté ? Il est vrai qu’il travaille dans l’orbite de l’Université d’Aix-en-Provence, où il rencontre Georges Duby qui commence à mettre à l’honneur l’histoire des mentalités. Par ailleurs, dans l’entourage d’Ernest Labrousse, et à Aix également, il se lie d’amitié avec Michel Vovelle, lui aussi séduit par la question des mentalités. Quittant le parti communiste en 1960, Maurice Agulhon, comme Michel Vovelle, est peu à peu passé « de la cave au grenier »3.

    Maurice Agulhon, pour tenter de comprendre les spécificités varoises, interroge donc des données nouvelles : il s’inspire notamment de la lecture de Fernand Benoît, chartiste, folkloriste et régionaliste, qui a mis en évidence l’originalité du « caractère collectif » de la Provence : l’un des traits spécifiques des Provençaux est d’être ouverts, expansifs et sociables. La densité de la vie associative, des confréries, des cercles et des chambrées constitue ce que Maurice Agulhon nomme, après Fernand Benoît, la sociabilité. Grâce à elle, les idées politiques avancées pénètrent les campagnes, via, par exemple, les jeunes hommes de la petite bourgeoisie ayant côtoyé, à Toulon, Flora Tristan et ses émules. Cette analyse de la sociabilité est publiée dans Pénitents et francsmaçons, qui est sa thèse complémentaire : parue une première fois en 1966, lors de la soutenance, aux éditions de la Pensée Universitaire, elle est bien vite rééditée par la maison Fayard en 1968 et connaît un grand succès4. Quant à la thèse d’État, achevée en 1967, mais soutenue en 1969, elle éclaire la vie sociale et politique dans le Var de 1800 à 1851. Elle est rendue disponible pour le public sous forme de trois ouvrages : Une ville ouvrière au temps du socialisme utopique. Toulon, de 1815 à 1851, paru chez Mouton et aux éditions de l’EHESS en 1970 ; La vie sociale en Provence intérieure au lendemain de la Révolution est édité pas la Société des Etudes Robespierristes en 1970 également ; le coeur de la thèse, qui a rencontré le plus grand succès, paraît en 1971, d’abord chez Plon, sous le titre La République au village. Les populations du Var de la Révolution à la République. L’ouvrage est ensuite réédité par le Seuil en 1979. L’ensemble montre, en s’appuyant sur des sources nombreuses et variées, comment la Provence est devenue une terre d’élection de la démocratie républicaine. Il met en évidence combien les données culturelles éclairent l’histoire politique : les attitudes à l’égard d’un régime sont déterminées non pas seulement par les données économiques, mais aussi par les mentalités et les formes de sociabilité. Maurice Agulhon démontre également que l’insurrection de 1851 ne relève pas des mouvements de révoltes rurales d’ancien type : elle constitue bien une forme moderne d’engagement politique. Dès lors, il apparaît comme l’un des grands spécialistes de l’histoire du XIXe siècle, et plus spécifiquement non seulement de l’histoire rurale, mais aussi de la Seconde République. Il a d’ailleurs présidé un temps aux destinées de la « Société d’histoire de 1848 et des Révolutions du XIXe siècle », prenant la succession de Jacques Godechot, en 1975, puis relayé par l’autre grand spécialiste de l’histoire de la Seconde République, Philippe Vigier.

    Assistant à la faculté des lettres d’Aix-en-Provence depuis 1957, il devient chargé de maîtrise de conférences en 1967, et maître de conférences en 1969. Il est élu professeur, à Aix toujours, en 1970, aussitôt après la soutenance de sa thèse. Mais la valeur accordée aux multiples apports de son travail le conduit à être rapidement appelé à un poste parisien : il devient professeur à la Sorbonne, à Paris I, dès 1972, succédant ainsi à Louis Girard. La reconnaissance s’exprime aussi dans des commandes éditoriales de renom : il livre en 1973 le volume consacré à la Seconde République pour la « Nouvelle Histoire de la France Contemporaine », mise en chantier par Le Seuil ; en 1975 paraît dans l’audacieuse et précieuse collection « Archives », chez Gallimard, le recueil sur Les Quarante-huitards. Tout en confirmant donc son rôle dans l’historiographie de la Seconde République, il est aussi reconnu comme l’inventeur de l’histoire de la sociabilité et de la vie associative : il poursuit donc plus avant ses travaux en ce domaine et publie en 1977 Le cercle dans la France bourgeoise, 1810-1848. Puis, en collaboration avec Maryvonne Bodiguel, il revient sur ce thème dans Les associations au village, en 1981. Il féconde ainsi nombre de recherches ultérieures en matière d’histoire socio-politique : plus aucun historien ne se permet désormais de lire la politique au village sans porter attention aux structures de sociabilité qui peuvent influer sur le comportement des citoyens.

    En labourant le champ de recherche sur la République, il a précocement rencontré les femmes, souvent drapées de rouge, symbolisant la liberté dans les cortèges de 1848 ou de 1851, mais aussi les statues de la République ornant les places des municipalités radicales. Les différentes figures emblématiques de Marianne se sont vite imposées comme nouvel objet d’histoire. Il y consacre toute une partie de ses nouvelles recherches. Dès 1973, il publie un article programmatique dans les Annales : « Esquisse pour une archéologie de la République : l’allégorie civique féminine ». Il s’y propose de mettre en évidence le rôle des images dans l’apprentissage de la politique, tout en montrant les métamorphoses de la perception de la République. Le fruit de ces recherches est paru en trois volumes successifs : Marianne au combat. L’imagerie et la symbolique républicaine de 1789 à 1880, paraît chez Flammarion en 1979 ; Marianne au pouvoir. L’imagerie et la symbolique républicaine de 1880 à 1914, est publié en 1989. Vient enfin, en 2001, Les métamorphoses de Marianne. L’imagerie et la symbolique républicaine de 1914 à nos jours. Entre temps, un ouvrage de vulgarisation sur la même thématique a été publié avec Pierre Bonte dans la collection « Découvertes » chez Gallimard (1992), où une riche iconographie complète fort utilement la trilogie de Flammarion. Une fois encore, Maurice Agulhon a ouvert un champ de recherche primordial : celui de l’étude des allégories, et des emblèmes, celui des symboles et des signes du pouvoir, celui des formes de cristallisation des identités politiques et des cultes de la République. Il n’est donc pas étonnant de le retrouver parmi les premiers auteurs des Lieux de mémoires, entreprise d’envergure orchestrée par Pierre Nora. Il est également actif dans les instances du bicentenaire de la Révolution et membre du Haut comité des Célébrations nationales depuis 1999.

    Ce faisant, il enrichit ses réflexions sur ce que sont les républicains et ce que signifie être de gauche. Il les a menées aussi sur un temps plus long. Engagé par son collègue initialement aixois, Georges Duby, dans la belle aventure éditoriale de l’Histoire de la France rurale (1976) puis de l’Histoire de la France urbaine (1983), il est également invité par le même Georges Duby à participer à une Histoire de France destinée au grand public cultivé, et publiée par Hachette. Or, François Furet s’y est déjà réservé une histoire longue de la Révolution, menée jusqu’en 1879. Il appartient donc à Maurice Agulhon de se faire l’historien de la République de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle : le voilà revenu sur le terrain qu’il aurait souhaité explorer au moment où il cherchait un sujet de thèse. La République de 1880 à nos jours paraît en 1990. Il y est amené à préciser la postérité des idées révolutionnaires : il y observe en quoi les hommes politiques des républiques successives se font ou non les héritiers de la Révolution, il y démêle les luttes entre les héritiers de la Révolution et ceux de la Contre-Révolution, il y interroge la Nation française en tant que conscience commune des habitants de l’hexagone. Bref, il invite un large public cultivé à découvrir une autre façon de faire de l’histoire politique.

    La rédaction de cet ouvrage le conduit à rencontrer la question historique de De Gaulle et du gaullisme. Historien de la République et excellent connaisseur du coup d’Etat de Louis-Napoléon, il met en perspective, dans Coup d’État et République, paru en 1997, le 2 décembre 1851 et le 13 mai 1958, date du retour au pouvoir de De Gaulle. Il y démontre toutes les différences qu’il faut établir entre bonapartisme et gaullisme. La République est suffisamment ancrée en France pour que même le monarchiste qu’a pu initialement être De Gaulle ne songe pas un instant à se comporter en dictateur, contrairement à ce que disaient les phobies du coup d’État alors exprimées en de nombreuses publications. Historien de renom, Maurice Agulhon livre ainsi une belle leçon d’analyse historienne d’une situation politique du temps présent. Historien de gauche, il assume son rôle de citoyen en rappelant à chaque lecteur que l’histoire ne se répète jamais. Il invite également chacun à réfléchir sur ce qu’est le respect de la légalité, et comment cela a pu animer De Gaulle en juin 1940 comme en mai 1958, deux situations pourtant fort différentes.

    Mais l’histoire de Charles De Gaulle ne cesse pas là de le stimuler : il publie en 2000, chez Plon, De Gaulle. Histoire, symbole, mythe, où il reprend certaines de ses interrogations sur la force des symboles en politique. Surtout, il souligne que De Gaulle, venu du royalisme, a été un « génial opportuniste », il insiste sur son ralliement à certaines valeurs de la gauche : la République, la décolonisation, la parité des sexes. Maurice Agulhon continue ainsi de travailler sur l’idée républicaine. Pour lui, la République est plus qu’un régime : elle est surtout un système de valeurs, à partir duquel se lit tout le paysage politique français, ce qu’il montre également dans Histoire et politique à gauche, paru en 2005. Il y revient notamment sur ce que représente la Révolution française dans notre héritage politique et conteste l’idée de François Furet selon laquelle la Révolution a été dangereuse pour la liberté. Il préfère rappeler que, depuis 1789, toutes les grandes conquêtes démocratiques ont été faites par des régimes se réclamant de la Révolution, tandis que tous les pouvoirs hostiles à la Révolution ont entamé ou menacé les libertés des citoyens.
Le prestige intellectuel de Maurice Agulhon a été consacré par son élection au Collège de France en 1986. Il s’y est donné pour programme l’étude des conflits et contradictions dans la France contemporaine, en proposant notamment de revenir sur les questions des mentalités collectives et des consciences politiques, sur celle aussi du « politique vu du côté de sa réception »5. Il prononce sa leçon terminale en 1997, en faisant le bilan de ses cours sur l’écriture de l’histoire qui lui ont permis d’observer sous un angle spécifique un sujet qui lui a toujours été cher : celui de la mythologie nationale. »

Natalie Petiteau,
Université d’Avignon
Centre Norbert Elias, UMR 8562

1 Maurice AGULHON, « Vu des coulisses », dans Pierre NORA, Essais d’ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987, p. 10.
2 Entretiens avec Maurice AGULHON dans la collection « Paroles d’historiens », http://www.ina.fr/grandsentretiens/video/Histoire/Agulhon
3 Michel VOVELLE, De la cave au grenier. Un itinéraire en Provence au XVIIIe siècle, de l’histoire sociale à l’histoire des mentalités, Edisud, 1980, 481 p.
4 Nous renvoyons, pour toutes les précisions bibliographiques concernant les ouvrages cités dans la suite de ce texte, à la bibliographie publiée avec la présentation du fonds Maurice Agulhon sur le site de la Bibliothèque Universitaire d’Avignon : http://www.bu.univ-avignon.fr/cda/
5 Maurice AGULHON, « Conflits et contradictions dans la France contemporaine. Collège de France. Chaire d’histoire de la France contemporaine. Leçon inaugurale faite le vendredi 11 avril 1986 », Annales E.S.C., mai-juin 1987, p. 595-610.